Première phase de métissage euro-amérindien
au Saguenay—Lac-Saint-Jean : le cas de Nicolas Peltier, père des Métis… et des Ilnutsh saguenéens !
À gratter la masse de documents d’archives qui s’est appesantie au fil des années, à questionner la mémoire orale que ces historiens d’une autre époque n’ont su entendre, et à dépoussiérer les vieux registres oubliés qu’ils ne connaissaient manifes-tement pas, le fond de l’histoire du peuple métis canadien se lit bien autrement au Saguenay et au Lac-Saint-Jean, où, à l’instar des descendants de la nation montagnaise (ressuscitée dans la nation Ilnut52) que l’histoire avait voulue également enterrer vivante, ils ont entrepris de sortir du tombeau de l’oubli. Et s’il faut faire démonstration d’une telle réalité, citons pour preuve l’un des premiers cas de mariages mixtes dûment enregistrés entre Blancs et Indiens ; celui de Nicolas Peltier (dit Bonhomme)* , père des Métis du Saguenay–Lac-Saint-Jean, qui est aussi… l’ancêtre commun de tous les ilnuths de Mashteuiatsh53. Cette union singulière va nous permettre de mettre le doigt sur une page importante de ce registre oublié —ou évacué— de l’histoire canadienne, soit celle de la naissance de la nation métisse de la Boréalie québécoise.
Pour comprendre l’importance que revêt cette rencontre ethno-culturelle dans l’histoire de l’Amérique du Nord, il faut remonter plus précisément au milieu de la décennie 1660, alors que l’univers amérindien de la Laurentie (et du Saguenay) est en train de muter sous le poids d’un effondrement démographique qui s’explique par les guerres intertribales séculaires, par les famines de plus en plus meurtrières, et par les épidémies venues d’Europe et contre lesquelles ils n’étaient pas immunisés. L’hécatombe était telle, qu’en 1670 il en restait trop peu, entre Mingan et le lac Huron, pour s’imposer à l’encontre des Français qui y avaient pris racines et pour rentabiliser les comptoirs de traite qu’il fallait désormais déplacer dans les territoires jusqu’alors inexplorés, là où avaient entrepris de se réfugier depuis quelque temps les derniers survivants de la diaspora algique.
Acculés au pied du mur, les propriétaires de la Traite de Tadoussac durent donc pénétrer à l’intérieur du Saguenay et du Lac-Saint-Jean où ils établirent des avant-postes (des comptoirs) qu’ils confièrent à des coureurs de bois canadiens-français, des hommes d’une nature nouvelle, qui avaient appris à vivre à la « manière du pays », à chasser et à traiter avec les Indiens en ajoutant à leur nouveau mode de vie des traits culturels euro-canadiens. Pour dire court et bien, rappelons simplement que les postes de Chicoutimi, Métabetchouan, Ashuapmushuan, Nicabeau et Mistassini, des lieux de rencontres préhistoriques, étaient appelés à devenir des centres névralgiques de la traite des fourrures ; ils devaient suppléer, chacun à leur manière, au manque à gagner des anciens postes de la Laurentie. Les récits des missionnaires voyageurs, qui pénétrèrent dans le Saguenay à l’aube des années soixante-dix, sont donc formels ; ils témoignent de la modification intégrale du caractère ethnique et culturel des habitants de la Boréalie québécoise.54
C’est donc dans ce contexte historique que débarqua, au cours de l’automne 1672, soit quelques mois après la construction d’une première maison à Chicoutimi55, Nicolas Peltier56, « pour faire la traitte avec les sauvages [et pour] hyverner au Lac Saint-Jean dit Pakougamy ». À son arrivée au Saguenay, Peltier alla planter sa tente sans plus tarder à la Belle-Rivière (sur la voie d’eau menant du Saguenay au lac Saint-Jean), où il se prit d’affection pour une Montagnaise de l’endroit, Madeleine Tego8chik, veuve d’Augustin Sauvage et fille du grand chef Charles Tek8erimat, qu’il épousa chrétiennement en premières noces, le 22 juin 1673. Pour faire bénir son union selon les rites de l’Église catholique, il avait dû cependant obtenir une permission du grand vicaire Dudouygt, sous promesses de résider « avec sa femme, non dans les bois, parmi les sauvages, mais en son habitation avec les Français », et d’y élever leurs enfants « dans les mœurs et la langue française »57.
En dépit de cet engagement formel, le 18 septembre, le couple Peltier- Tego8chik s’associait à un certain Jean-Paul Maheust (greffe de Rageot) pour aller faire la traite et chasser au lac Peok8agamy (lac Saint-Jean), parmi les Sauvages. L’affaire fut certainement menée rondement puisque le 21 octobre 1674, il était avec sa femme à Chicoutimi pour tenir un enfant sur les fonts baptismaux, et qu’il répéta l’expérience du parrainage au Lac-Saint-Jean le 12 juin 167658, après un bref retour à Sorel où il avait enregistré son premier enfant, une fille, Marie-Jeanne (baptisée le 4 janvier 1675 et élevée à Sorel), qui est à la source de la lignée métisse de Hugh Blackburn59. Ce fut le seul enfant issu de cette union, puisque Madeleine Tego8chik mourut et fut inhumée au Lac-Saint-Jean par le père de Crespieul le 24 mars 167760.
Nullement enclin au veuvage et à la solitude en un pays si rude où la femme a plus que son mot à dire dans la survie du quotidien, Peltier se remaria deux mois plus tard à la mission de Métabetchouan (Peok8agamy), le 3 juin 1677, avec Francoise 8ebechinok8e, fille de l’Algonquin Jean 8eskini. Témoins à ces secondes noces, Pierre de Repentigny, Jos du Buisson et Simon Karonisy61. De ce mariage, le couple s’établit à Nicabeau, où ils firent au moins six enfants, des naissances enregistrées à Chicoutimi, mais qui ont eu lieu entre Nicabeau (lieu de résidence du couple) et la Côte-Nord : notons Charles (dit le Vieux Charles, qui exerça l’autorité sur le clan62 Peltier après la mort de son père), né le 20 mai 1679 au Lac-Saint-Jean ; Geneviève, née vers le 13 mai 1682 ; Marie, née le 24 mars 1685, à Nicabeau ; Marie-Jeanne, baptisée le 25 mars 1688 près du lac Mangoung ; Dorothée, née à Papinachois près de Betsiamites le 22 juin 1690 et baptisée à Chicoutimi le 22 juillet suivant63, mais cette fois le registre du père Fabvre donne comme mère le nom de Françoise Etchinesk8at (modification de nom de famille comme il arrivait souvent) ; Marie-Madeleine, baptisée le 26 juin 1693 à Chicoutimi (nom de la mère dûment enregistré cette fois-ci, Françoise 8itiskaganisk8e64) ; et François-Bonaventure, baptisé à Métabetchouan, le 14 juillet 1695, à l’âge d’un mois.
Impossible de savoir la date et le lieu de la mort de Francoise 8ebechinok8e. Mais elle arriva inévitablement entre juillet 1695 et le 5 août 1715, puisque cette dernière date correspond à celle de son troisième mariage, contracté avec Marie Pechabanokueu, fille de Jean-Baptiste 8atshi8anish et de Jeanne-Suzanne Eiaeriteskoue (la fille de Nagagourit). Peltier était alors retraité au poste de Chicoutimi, où il eut avec cette dernière au moins un enfant : Marie, baptisée à Chicoutimi au mois de juin 1716 65. Ce fut, semble-t-il, le dernier enfant du Bonhomme Peltier qui mourut à Chicoutimi le 12 février 1729. Le vieil homme se préparait à entrer dans sa quatre-vingtième année et régnait alors sur son clan, respecté des siens comme le prouve l’oraison que lui fit le père Laure le jour de son inhumation au cimetière de la mission de Chicoutimi : « 12 février 1729 – Nicolas Peltier, Français de nation vivant à l’indienne, est décédé, presque centenaire [sic], muni de tous les sacrements, et a été inhumé selon les rites, par moi, P. Laure, dans le cimetière de Chicoutimi »66.
« Français de nation vivant à l’indienne » ! Difficile de trouver meilleure preuve de l’héritage humain et culturel que le Bonhomme Peltier laissait derrière lui au Saguenay. À elle seule, cette épigraphe burinée sur la pierre tombale du patriarche, couronne et résume le premier chapitre de l’histoire de la nation métisse de Chicoutimi, creuset du peuple métis du Domaine du Roi. Pour être juste avec tout un chacun cependant, il faut prendre le temps de dire que ce produit original de l’histoire de l’Amérique du Nord n’est pas unique à la Boréalie québécoise. À la fin du Régime français, ce trait de caractère de la diversité ethno-culturelle laurentienne était déjà si apparent dans le paysage, qu’il n’échappait pas au regard des explorateurs européens arrivés sur cette fin de chapitre.
De passage à Québec au début du mois d’août 1749, Pehr Kalm (1716 † 1779), un naturaliste suédois délégué par l’Académie royale des Sciences de Suède dans le but d’y découvrir des espèces nouvelles susceptibles d’être acclimatées en Scandinavie, note à cet égard, que « les Sauvages du Canada ont maintenant leur sang profondément mélangé à celui des Européens et qu’une grande partie des Sauvages actuellement vivants tirent leur origine première d’Europe »67. Idem pour une portion des Canadiens, dont on ne sait plus très bien de quelle nation nouvelle ils appartiennent, poursuit-il : « On connaît également plusieurs exemples de Français qui ont volontairement épousé des femmes indigènes et ont adopté leur mode de vie, note-t-il encore ; par contre on n’a pas d’exemple qu’un Sauvage se soit uni à une Européenne et ait pris sa façon de vivre…68 » La suite lui donnera pleinement raison…
À partir des registres généalogiques construits par Alemann et sur la base de cette histoire dont les grands thèmes ont déjà été publiés dans Le dernier des Montagnais (Russel Bouchard, 1995), un spectre se dégage déjà pour les populations autochtones de l’ensemble des Postes du Roi : en plus d’être l’ancêtre commun de 100% des Ilnutsh, le sang de Nicolas Peltier* coule dans les veines d’un peu plus de 50% des Métis du Saguenay–Lac-Saint-Jean–Côte-Nord ; celui de Louis Chatelleraut*, qui arrive vers 1720, coule dans celles d’environ 60% d’entre eux ; celui de Joseph-André Collet, de Louis Gariépy, d’Antoine Lavaltrie et d’Antoine Riverin, qui apparaissent dans les dernières décades du Régime français, coule dans environ 40% ; celui de Pierre Volant et de Barthélémi Hervieux, qui débarquent dans les premières années du Régime anglais, coule également dans le 40% ; et ceux qui ont été épargnés par cette mixité exponentielle —s’il en est encore—, perdront leurs prétentions avec l’arrivée des Écossais, fin XVIIIe début XIXe.
Cela étant, tous ces gens d’origine euro-amérindienne sont donc des autochtones au sens de l’article 35 de la Constitution canadienne et ont ainsi droit de réclamer le statut particulier qui y est rattaché : ils appartiennent au même sang ; ils vivent en communautés sur un territoire donné ; et ils partagent une culture commune qui leur est propre et qui les distingue des autres collectivités canadiennes. À eux seuls, ces quelques mariages euro-amérindiens des premiers temps, forment ainsi l’ossature du squelette des premiers clans du peuple métis qui occupe aujourd’hui le territoire de l’ancien Domaine du Roi (voir la carte, à l’Annexe 5), ce que les Ilnutsh disent être, depuis peu, le Nitassinan69. Cette Terre, ils la réclament et exigent en exclusivité à titre d’autochtones du Canada, sans tenir compte de la réalité métisse, passée et présente. La suite en fait foi : cette injustice, fruit d’un projet politique déphasé qui vise à dépouiller une collectivité ethno-culturelle spécifique (les Métis) au profit d’une autre (les Ilnutsh), est assise sur une écriture incorrecte et parcellaire de l’histoire des peuples autochtones de la Boréalie québécoise, une histoire qui reste résolument à écrire en tenant compte de ce qui a été dit et de ce qui suit…
dimanche, février 19, 2006
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