dimanche, février 19, 2006

Exit les Métis de la Boréalie

Le Recensement fédéral de 1861 :
exit les Métis du Québec et du Saguenay !


D’après le rapport de l’arpenteur Alexander Wallace, qui a établi, en 1857, le périmètre de la réserve indienne de Pointe-Bleue, il y avait sur les lieux, à ce moment précis, seulement quatre occupants : Damase Hudon ; Ambroise Obonsawin (dit Gill) ; Pierre-Antoine Launière ; et le chef Maleck-David Basile. Le premier était commerçant de fourrures et ne s’attarda pas sur les lieux puisqu’on le retrouve peu après à la Grande-Baie où il fit du reste de bonnes affaires ; Obonsawin et Launière étaient des Métis anglo-abénaquis venus de Bécancour qui s’arrachaient le cœur à débroussailler le terrain pour le mettre en culture ; et le quatrième, qui a l’honneur d’avoir été le premier chef de la réserve, était un Métis canado-montagnais. Bien que faiblement exprimé par les principaux intéressés, le rapatriement des Indiens et des Métis à la réserve de Pointe-Bleue était donc bel et bien commencé, en cette année 1857, et les autres bénéficiaires n’avaient plus qu’à s’inscrire dans ce sillon à leur convenance et au gré du temps pour souder ensemble les derniers et dignes représentants des deux petites nations autochtones évoluant toujours sur cet immense territoire.

En 1861, lorsque le recenseur fédéral passe pour faire le premier dénombrement de l’histoire de la réserve naissante, il n’est alors plus question ni d’Indiens ni de Métis, mais bien de… « Mountainers Indians » (ce qui doit se traduire par Indiens Montagnais)105 ; des autochtones qui vivent essentiellement de chasse et de pêche, exception faite évidemment de deux familles qui piochent et piochent encore sur ce sol ingrat et qui cultivent du grain et des pommes de terre. Ainsi donc, des 163 individus recensés, il n’y a plus dans ce patelin que des Indiens et plus aucun Métis ; même s’il fut dit et redit à plusieurs reprises que les Indiens étaient sur la voie de l’extinction ; même si on retrouve des James, des Basile, des Gill, des Laframboise, des Laloche, des Saunier et des Verrault qui, de toute évidence, ne peuvent être autrement que des Métis ; et même si, dans le Haut Saguenay, les Bacon, les Buckell, les McKenzie, les McLeod, les Murdock, les Ross, les Verrault, ont pris de l’expansion, essaiment toujours et s’emploient à de nouvelles industries selon un mode culturel et des conventions qui leur sont propres.

Qu’est-il arrivé pour qu’il en soit ainsi ? Qu’est-il arrivé pour qu’un peuple, disons-le Indien, rendu à son trépas —c’est du moins ce que confirment tous les commentateurs de l’époque—, soit redevenu si bien portant en l’espace d’un seul recensement ? Et qu’est-il arrivé pour qu’un autre peuple, disons-le Métis, qui était alors en pleine expansion dans le Haut Saguenay et tout autour de Chicoutimi, un peuple sur lequel portaient tous les espoirs de survie du premier, se soit littéralement effondré sous la plume du recenseur ?

Bien qu’il soit déjà admis qu’on ne pourra jamais espérer de réponse absolue puisqu’en telle matière un tel niveau d’accomplissement n’existe pas, on peut cependant envisager des solutions de réponses, des pistes à explorer qui entrent sous le sceau de la logique. Suggérons, d’abord, que la population de Pointe-Bleue n’avait plus alors d’Indienne que le qualificatif et qu’il était tout à fait convenable, compte tenu que tous étaient des enfants des bois issus d’un même creuset ethno-culturel, de les assimiler sans plus de déférence sous le vocable « Indiens ». Suggérons, aussi, celle de la résurgence de la culture judéo-chrétienne qui ne voit plus dans ce pays en devenir que des Anglais protestants, que des Canadiens français catholiques et que des Indiens s’adonnant au libertinage, au vol, à la fainéantise et à tous les vices (évidemment vendus par les Blancs). Suggérons, ensuite, les effets de ce rejet du peuple autochtone dans son ensemble, par les vecteurs des valeurs judéo-chrétiennes qui se retrouvent dans tous les discours des abbés-historiens. Suggérons, encore, la montée du nationalisme canadien-français dont les principaux promoteurs, qui sont de l’école des précédents, avaient tout intérêt à simplifier la nature ethno-culturelle des occupants du territoire. Et suggérons, pourquoi pas, l’écrasement, par l’élite politico-intellectuelle canadienne-française, de tout ceux qui oseraient se réclamer, « en pure perte » (Sulte), d’une naissance en dehors des préceptes évangéliques, ce qui représenterait la nation canadienne-française en marche « sous le sceau d’infamie » (Groulx), c’est-à-dire autrement que chrétienne, autrement que pure laine et évidemment rebelle à ses clercs et à leurs diktats. Ce que Groulx a su si bien exprimer dans La Naissance d’une Race (1918) et dans L’appel de la Race (1922) ; ou encore dans ce livre, qui a servi de base à l’enseignement de l’histoire dans nos écoles radicalement confessionnelles et chrétiennes, Notre Grande aventure / L’Empire français en Amérique du Nord (1957), où l’auteur, un guide incontournable, écrit justement en parlant des coureurs de bois canadiens-français que d’aucuns présentent comme les vecteurs d’une infamie, la lie de l’humanité qui a pris racines au Canada et qui a abandonné le fruit de ses ébats dans la hutte de l’Infâme, la Sauvagesse :

« Le malheur est qu’à prétendre se dépasser, trop de ces coureurs se rapetissent. Ce qui les attire et ce qui va les retenir, ce ne sera pas seulement le rare plaisir de plonger l’aviron dans des eaux inconnues, de s’enivrer les yeux d’une grande et puissante nature ; ce ne sera pas même la jouissance si nouvelle de partager le campement de l’Indien ; ce sera de partager la vie de l’Indien. Vie indépendante, hors des contraintes morales et sociales, vie d’oisiveté dans la seule occupation du jeu, de l’ivrognerie, du libertinage où ils deviennent insignes débaucheurs de jeunes Indiennes, et où ils dépensent capital et profits de leurs voyages. Quand ils réapparaissent à Montréal, ils font comme tous marins, bûcherons et autres, qui ont été sevrés quelque temps de la civilisation ; ils ne la retrouvent que pour en boire les philtres les plus malsains… »106

Quoiqu’il en soit, le débat est loin d’être clos. Comprenons que le recensement de 1861 est le dernier à produire avant le changement de régime et la naissance de la Confédération (1867). Comprenons que les Métis du Manitoba présentaient déjà, pour les maîtres du pays, une force sociale et politique à mâter par les armes s’il le faut. Comprenons que les Canadiens français du Québec, qui avaient déjà manifesté beaucoup d’hostilités à leur égard, représentaient toujours une menace à la stabilité du pays en devenir (un pays menacé d’ailleurs toujours par les Américains, un allié naturel des Canadiens français). Et comprenons que le futur Dominion du Canada avait déjà suffisamment de fil à retordre avec les Métis de l’Ouest et avec les Canadiens français du Bas-Canada, sans que s’y ajoutent, dans ces heures cruciales, les Métis des anciens Postes du Roi ; une force politique, sociale et économique montante dans les nouveaux territoires ouverts au peuplement de la Boréalie laurentienne. Dans un tel contexte où rien n’était assuré, on comprendra l’origine du réflexe des maîtres du pays : le peuple indien vivant au nord du Québec étant sur le point de rendre l’âme, rien n’était plus indiqué que de placer les uns et les autres, Métis et Indiens, dans le même mouroir, et de les laisser s’éteindre avec le siècle. Et c’est ce qui fut fait ; mais avec les résultats que nous savons…

En fait, pour qui veut voir clair et pour qui se donne la peine de chercher, une première partie de la réponse se trouve précisément dans la « Troisième partie » du document d’enquête commandé par le gouvernement canadien le 8 septembre 1856, et déposé l’année suivante par un groupe de « Commissaires spéciaux » mandatés pour trouver des pistes de solutions au problème « des races indiennes » qui entravent désormais la colonisation et l’expansion du pays (dont le député David E. Price, qui a déjà entrepris de nettoyer les titres fonciers de Chicoutimi appartenant à feu le Métis Peter Mcleod, et qui ajoute tout son poids de richissime industriel du Saguenay à la voix des missionnaires interpellés dans cet exercice historique107). Le questionnement et la directive y sont aussi formels qu’incontournables, et les quelques extraits de ce volumineux rapport qu’il faudra bien un jour déposer en preuve, devraient nous en convaincre108 :

« Dans un pays comme le Canada, le penchant à s’emparer des terres incultes est irrésistible, et l’opinion du pays en général sera toujours portée en faveur du squatter, qui gagne sa vie à la sueur de son front.
Il en résulte que les races indiennes109 et européennes se trouvent jusqu’à un certain point sous l’influence d’intérêts opposés ; et ce sera au Gouvernement à éloigner le danger d’une collision en prenant des mesures qui soient de nature à assurer les droits des sauvages, et favoriser en même temps autant que possible l’établissement des terres incultes, qui forment maintenant le sujet de contention. Une partie de notre tâche a été de puiser des renseignements sur ce sujet, et de considérer jusqu’à quel point ce plan est praticable. […]

Le temps des expériences se passe, s’il n’est déjà passé ; le gouvernement impérial menace de retirer bientôt ses subventions ; et il s’agit à l’heure même de trouver d’autres moyens de défrayer toutes les dépenses qu’entraînent l’administration des terres et la surveillance des sauvages.
C’est là une puissante raison d’agir avec une extrême circonspection, avant de rien entreprendre à leur égard ; ils sont maintenant sur le point de terminer une phase de leur existence, et à la veille de commencer une nouvelle ère de leur histoire. Le sort de l’homme rouge en Canada va dépendre en grande partie des mesures qui seront adoptées par votre excellence et ses conseillers. […] »

L’apathie naturelle du caractère sauvage, et son désir naturel d’errer sans entrave, nuisent à son avancement, tandis que sa position de mineur lui enlevant toute responsabilité, le conduit à ne pas compter sur lui-même, et se fier au gouvernement pour l’aider dans toutes ses difficultés.
Il y a encore d’autres raisons qui rendent ce plan peu recevable ; un pays comme l’est le Canada, avec le flot toujours croissant de l’immigration qui s’y établit, n’est guère adopté pour y enclaver de larges étendues de terres fertiles pour le seul avantage de quelques individus qui sont trop paresseux pour en retirer les bénéfices. […]

Les aborigènes [entendons toujours Indiens et Métis dans l’esprit et la lettre du document] ont, jusqu’ici, été traités un peu comme des princes souverains, comme seigneurs d’un sol dont ils n’étaient pas même en possession. C’est cette position anormale qui a donné lieu à la difficulté relative à ces terres. On ne peut s’emparer d’aucun territoire sans en avoir la remise volontaire des sauvages, en même temps qu’ils connaissent les côtés faibles et forts de leur titre, et qu’ils sentent la pression du flot de l’immigration, ils refusent de céder une partie de leurs possessions dans la crainte qu’on ne leur enlève le reste. […]

Si l’on pouvait réunir tous les sauvages, et en former une société compacte, il en résulterait un grand bien. Ils seraient alors sous la surveillance du missionnaire, et de ses adjoints indigènes ; les enfants assisteraient plus facilement à l’école, et les familles visitées par la maladie seraient à portée d’obtenir plus de secours.
Un second point serait de les rendre judiciables de la loi civile en ce que regarde la propriété, en sorte que les parents des époux et d’un père décédés ne pussent réclamer et enlever tout ce qui lui appartenait.
Le troisième point serait de faire cesser la possession en commun… […]

Un autre point d’une importance vitale, et qu’il ne faut point perdre de vue, c’est l’extinction graduelle de l’organisation par tribus ; à sa place, on a proposé de substituer immédiatement des institutions municipales.
[…]

Le chat sort enfin un bout d’oreille du sac ! Voilà donc la base du plan gouvernemental qui a conduit le peuple Métis —notamment celui de Chicoutimi— si près du gouffre de l’extinction. Un plan en trois temps trois mouvements qui consiste : Primo, à briser le lien collectif en commençant par « faire cesser la possession en commun » des instruments qui servent à la vie du groupe ; secundo, de faire en sorte de ne « point perdre de vue […] l’extinction graduelle de l’organisation par tribu » ; et tertio, conduire celles, qui sont déjà insérées dans les périmètres urbains en expansion, à se fondre dans les « institutions municipales ». C’est écrit en toutes lettres dans le plan gouvernemental officiel rendu public dans les Documents de la Session de 1858. Et les Métis de Chicoutimi ont été les premiers du pays à faire les frais de ce projet gouvernemental ethnocidaire, alors que ceux du Saguenay–Lac-Saint-Jean–Côte-Nord étaient fondus ensemble dans les recensements officiels et en des lieux précis (les réserves indiennes), en attendant que la colonisation et l’industrialisation fassent le reste.

À la fois odieux et contre toute humanité, puisque nous sommes en face d’une politique, osons le dire, de « solution finale » à la Canadienne ; d’un plan orchestré pour faire disparaître les peuples autochtones de ce pays —dont les Métis du Saguenay–Lac-Saint-Jean puisque le document va jusqu’à quantifier leur existence— ; un plan qui a suivi son cours et dont les conséquences désastreuses exigent maintenant réparation dans les plus brefs délais, à commencer par la reconnaissance officielle des collectivités qui le requièrent et la restauration de leurs droits ancestraux. Avec un tel menu à déposer sur la table des débats, avec de tels jugements de valeurs qui imposent une vision si sectaire du monde à construire, avec un tel plan destiné à régler définitivement le cas d’un peuple à qui on (l’État central) a décidé de voler le « pays » et à qui on ne reconnaît plus le droit de vivre, on comprendra que l’esprit n’y est pas encore ! Mais refuser de s’y engager après tout ce qui a été dit et fait, ne serait-ce que pour comprendre, et s’appliquer à nier ce qu’il ne faut expliquer pour l’heure afin de ne pas choquer les préjugés qui en servent si bien quelques-uns par les temps qui courent, n’effacent pas pour autant cette réalité historique, sociale et ethno-culturelle.

Si le peuple Métis du Saguenay–Lac-Saint-Jean–Côte-Nord a été réduit au silence depuis les années 1860 en vertu d’un plan gouvernemental dont le premier devoir était pourtant de les protéger de la majorité, le minimum qui puisse être fait pour réparer cette souffrance est de reconnaître d’abord les torts de ceux qui les ont commis, et, ensuite, de faire en sorte de réhabiliter dans la dignité ceux qui les ont subis. Car, s’il y a une évidence pour ceux et celles qui s’en réclament de plus belle, ce peuple Métis, malgré le requiem prématuré chanté par les promoteurs de la future Confédération canadienne, n’a jamais quitté ce « pays » intime depuis l’aube de ses temps. Ce peuple n’en reste pas moins vivant et il n’aura jamais eu autant le goût de se remettre en marche après tant d’écrasement venu d’ailleurs voire des plus hautes institutions instruites pour le protéger.

Dans cette perspective, on nous permettra d’affirmer qu’il est absolument illogique, tout autant étranger à une justice qui se veut en harmonie avec la Constitution de ce pays, et tout à fait contraire à la réalité historique sur laquelle repose la réalité autochtone de la Boréalie québécoise d’aujourd’hui, de prétendre à un traité historique rassembleur et le moindrement légitime s’il exclut le peuple Métis de ce « pays ». Si cette errance pouvait s’expliquer —sans toutefois se justifier— au début des négociations, elle perd cependant toute immunité depuis l’arrêt du jugement Powley, du 19 septembre 2003.

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