dimanche, février 19, 2006

Troisième phase de métissage

Troisième phase de métissage euro-amérindien
au Saguenay–Lac-Saint-Jean : la fondation du village de Chicoutimi, l’œuvre du Métis Peter McLeod


La troisième phase du peuplement euro-amérindien au Saguenay–Lac-Saint-Jean coïncide avec la fin des Postes du Roi ; elle s’ouvre dans un contexte totalement différent des deux premières, mais n’en constitue pas moins l’expression de sa continuité historique, de son originalité ethno-culturelle et du rapport étroit que mènent ses membres avec le milieu naturel. Elle a, comme principal théâtre des événements, Chicoutimi et sa périphérie, un lieu mythique qui a occupé, depuis 1671, une place prépondérante dans l’histoire de la traite des fourrures, et un lieudit toujours occupé par quelques familles autochtones, de plus en plus métissées : dont une petite bande indienne d’une quarantaine de membres, le recensement de l’abbé Doucet en fait foi ; et quelques clans métis identifiés comme tels par les institutions gouvernementales, dont les familles souches telles les Verrault (établies aux Terres-Rompues), les Saint-Onge (établies en aval de la rivière du Moulin), les Buckell (établies au lac Kénogami) et les Connoly (établies autour du poste de traite de Chicoutimi).
Jusqu’en 1836, année qui correspond à l’arrivée d’une première équipe de bûcherons engagés par la Compagnie de la Baie d’Hudson, le Saguenay–Lac-Saint-Jean, partie occidentale des Postes du Roi, est donc resté à l’écart de la marche du peuplement telle que vécue dans la vallée laurentienne depuis le pacte de 1603. Hormis les quelques engagés de l’honorable Compagnie, qui pouvaient se déplacer dans ce « pays » jusqu’à la fin de leur contrat, les seuls véritables ayant droit au territoire étaient donc les autochtones des lieux qui se confondaient, au gré des unions libres et religieuses, dans les rameaux indiens et métis.

Mais en 1838, l’histoire bascule. Après avoir récupéré les droits de coupes forestières des propriétaires du bail d’exclusivité du commerce des fourrures (la HBC), les bûcherons de la Société des Vint et un —un paravent de l’entrepreneur William Price— envahirent le Saguenay jusqu’à la Baie des Ha! Ha!, marquant une sorte de tête de pont avant le départ officiel de la colonisation agricole, et écrivant ainsi l’en-tête d’un nouveau chapitre de la marche du peuplement de la Boréalie québécoise. S’ils avaient pu, ces sociétaires venus de Charlevoix auraient bien aimé monter le fjord jusqu’à son terme où le pin blanc abondait encore. Mais on se rappellera que cette progression de la colonisation canadienne-française était impossible en raison du bail d’exclusivité liant toujours le gouvernement du Bas-Canada à la Compagnie de la Baie d’Hudson. Ne pouvant acquérir lui-même les droits de coupe et les lettres patentes, Price usa d’une ruse qui avait fait ses preuves en d’autres temps : il s’associa à Peter McLeod* (le fils) qui, par sa qualité de Métis, détenait le droit naturel et légal de circuler librement dans les « Postes du Roi », de s’y fixer à sa convenance et d’y ouvrir des entreprises.

En août 1842, contrat d’association en main, le fils McLeod quittait donc la rivière Noire (à la Baie-Sainte-Catherine) avec la femme de son premier lit, Josephte Atikuapi, son fils, John, et 23 hommes, pour faire une percée dans l’histoire du Saguenay. Sitôt débarqué à l’embouchure de la rivière du Moulin (où il était né vers 180786), sans être inquiété des droits du monopole en raison de ses origines, il entreprit de construire sans plus tarder une scierie, des maisons pour ses employés, des bâtiments de ferme et des dépendances pour les usages de cette communauté naissante, et il répéta le même scénario l’année suivante, à deux kilomètres en amont, à l’embouchure de la rivière Chicoutimi, au cœur même du fief de la Compagnie de la Baie d’Hudson.

Le Saguenay–Lac-Saint-Jean était son pays. Avec son père, rappelons simplement qu’il avait d’abord travaillé comme garde-côte (une sorte de milice privée) au profit des détenteurs du monopole des Postes du Roi, et ils s’étaient l’un et l’autre convertis à l’exploitation forestière, qui connaissait alors un boum sans précédent dans la vallée du Saint-Laurent. Par ses exploits, ses frasques et ses libertinages, la réputation du fils McLeod dépassait les frontières du Saguenay. Déjà légende de son vivant, un contemporain non moins réputé, le chroniqueur Arthur Buies, écrit d’ailleurs de lui :

« Peter McLeod était écossais métis. C’était un composé de plusieurs bêtes fauves, dans lequel s’étaient introduites quelques-unes des plus belles et des plus nobles qualités d’hommes. Il était fier et courageux comme un lion, souple comme un tigre, rusé et méchant à la fois comme la panthère, bon comme un enfant. Apaisé, il était plus doux qu’un agneau ; mais il fallait bien se garder de l’approche de l’orage. Cette approche était foudroyante. McLeod passait d’un état à l’autre sans transition, en un bond. Sa colère éclatait comme la foudre, puis il n’y avait plus rien, pas même d’écho. […]

À défaut d’empire, il promenait sa domination sur deux à trois cents têtes docilement pliées sous sa main de fer. Sultan, il avait une dizaine de femmes, à peu près accréditées, et bon nombre d’autres auxquelles il émiettait en passant ses redoutables faveurs. […]

Écossais, il l’était par la résolution, par la ténacité, ce que l’anglais appelle fixity of purpose. Il ne lâchait jamais une chose entreprise et une fois voulue. Indien, il l’était par une foule de côtés ; par ses vices comme par ses qualités morales, par les excès, par la brutalité et la cruauté [sic], comme aussi par un extrême dévouement. Il l’était aussi par ses qualités physiques. Jamais homme plus adroit et plus souple ne vécut sur terre. Il sautait de la hauteur de son quai, à dix-huit pieds au-dessus de l’eau, dans un canot d’écorce, sans le faire plonger ni balancer ; le canot tressaillait un peu, mais ne penchait ni d’un côté ni de l’autre. C’est là ce que cent personnes, témoins oculaires, ont raconté de lui… »
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Pour être en mesure de mener à bien son projet d’établissement et asseoir son pouvoir sur l’ensemble de la communauté naissante, le fils McLeod s’attacha des gens qui habitaient déjà le « pays » ou qui le connaissaient pour l’avoir parcouru à la solde de la Compagnie de la Baie d’Hudson. Dans le temps de le dire, lui et ses sbires occupent tous les endroits stratégiques du quadrilatère formé par les embouchures des affluents du Saguenay : à l’embouchure de la rivière Michaud, s’est installé le fiers-à-bras Michel Tremblay dit Gros-Michaud*, qui file parfait bonheur avec la Métisse Christine St-Onge, qu’il a justement épousée le 16 juillet 1840, donc avant le début de l’entreprise coloniale ; à l’embouchure de la rivière aux Vases, dans le secteur des Terres-Rompues, où vivent déjà les Verrault, s’est installé Peter McLeod, Sr*, qui vit là avec la femme de son deuxième lit, Marie, une Montagnaise comme sa précédente ; à la rivière Shipshaw, s’installe Alexandre Murdock*, un fidèle des McLeod, qui va épouser, le 26 avril 1847, Madeleine, elle aussi une Montagnaise ; à la rivière au Sable, s’installe Jean Dechêne avec sa fée des bois, Marie McLaren88, qu’il avait épousée également « à la mode du pays », et une métisse qu’il a prise pour élever, Emma McLeod, la fille du père McLeod et de Louise Santerre89 ; au lac Kénogami, un autre couple métis, celui de Cyriac Buckell* et de la Montagnaise Christine Dianais, s’arrache la vie tant bien que mal ; entre les embouchures des rivières au Sable et Chicoutimi, vit Simon Ross* avec sa Montagnaise prénommée Marie ; et entre les embouchures des rivières du Moulin et Chicoutimi, vit Peter McLeod, Jr*, qui épousera à la mode du pays, une deuxième Montagnaise, Bélonie Siméon, de qui il aura un second fils.

Le constat est frappant : toutes les embouchures des affluents du Saguenay, des Terres-Rompues à l’Anse-aux-Foins, tous les sites d’exploitation industrielle et tous les lieux de passage qui mènent de Chicoutimi au lac Saint-Jean via les voies d’eaux naturelles tant au nord qu’au sud, ont été récupérés avec force pouvoir par des couples métis, dont les hommes sont réputés robustes, industrieux, entreprenants, des gens qui n’ont pas appris à s’en laisser imposer par quiconque. La démonstration est plus que troublante : c’est là le noyau dur qui préside à la fondation du village industriel de Chicoutimi et de sa périphérie. Comprenons-nous bien. Il ne s’agit pas de prétendre que la colonisation de Chicoutimi est seulement affaire de Métis ; il s’agit plutôt de constater, preuves à l’appui, les faits sont là pour être éprouvés, que la collectivité métisse du Haut Saguenay d’avant 1842 est non seulement présente et en bonne santé lors de ce dénouement historique, mais bien qu’elle se renforcit alors que la collectivité indienne s’évanouit de pair (ils sont passés de 146 individus en 1831, à 120 en 1839, à 21 seulement en 1851, puis à 0 en 186190) ; il s’agit encore de constater que le noyau métis constitue, dans ces heures cruciales, le réseau d’influences, d’affaires, industriel, social et culturel le plus puissant du Haut Saguenay, un réseau qui était déjà sur place avant 1842 et par lequel passe inévitablement la suite de l’histoire du peuplement de cette partie de la Boréalie québécoise.

La seule présence de ces sept familles métisses les plus en vue du Haut Saguenay en cette année de passage (et il y en a bien d’autres de cette nature qui président au nouveau mouvement de colonisation), contredit à elle seule l’assertion non fondée et nullement expliquée des anthropologues québécois qui ne se privent pas d’assimiler erronément la collectivité ethno-culturelle métisse du Québec —ou à tout le moins celle du Saguenay–Lac-Saint-Jean— à celle des Canadiens français du Québec, ce qui est contraire à la réalité d’alors et d’aujourd’hui. Pour preuve, reprenons simplement les faits : voilà donc sept chefs de clans mariés à au moins sept femmes indiennes ou métisses91, des hommes, plaît-il de le répéter, dont la nationalité est loin d’être majoritairement canadienne-française ; car il y a là, justement, deux Écossais de naissance (Peter McLeod Sr et Simon Ross92), deux Canadiens français de naissance (Michel Tremblay dit Gros-Michaud et Jean Dechêne), un Allemand de naissance (Cyriac Buckell), et deux Métis-indiens nés dans les Postes du Roi (Alexandre Murdock et Peter McLeod Jr.93).

En fait, pour remettre un tant soit peu les pendules à l’heure de l’historiographie québécoise, comprenons que les seuls points en commun qu’ont ces hommes ne sont pas l’origine et le lieu de naissance : mais la culture, qui exprime leur mode de vie individuel et celui de la collectivité dont ils participent ; et le triple fait d’avoir été résidents du Saguenay avant 1842, d’avoir pris pour épouse à la mode du pays des filles du Saguenay, et de tenir feu et lieu dans les environs de Chicoutimi avec force détermination après 1842. Point à la ligne.Dans l’histoire du Saguenay, et plus précisément dans celle de Chicoutimi, il est d’ailleurs beaucoup question du fameux « régime des fiers-à-bras » qui a prévalu à l’époque du fils McLeod, soit de son installation à la Rivière-du-Moulin, en 1842, à sa mort prématurée, en 1852. Comprenons que cette loi, si brutale, si burlesque et si répudiable soit-elle aux yeux de notre époque, c’est la « loi du pays », la loi des Métis de Chicoutimi, une manière de faire qui plante ses racines dans l’histoire des lieux et qui, rendue à son terme, est subitement subrogée par celle du droit anglais imposé par la marche du peuplement94.

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