dimanche, février 19, 2006

La conspiration de l'oubli

La conspiration de l’oubli : une réalité historique
écrasée par la doctrine chrétienne et les chantres
du nationalisme canadien-français


Si le programme de francisation des Indiennes et des Indiens à l’intérieur des bourgs, réductions et missions —de Québec (fondée en 1608), Trois-Rivières (1634), Sillery (1638), Tadoussac et La Conception (1641), Montréal (1642), Notre-Dame-de-Foy et La Prairie (1668)— connaît des ratés pendant ces heures précaires et qu’il se veut plus difficile en ce début du régime royal ; l’affaire se passe par contre tout autrement dans les zones excentriques, en dehors des zones de colonisation française où ont entrepris de s’activer —tant au nord et au sud qu’à l’ouest— les explorateurs français, les coureurs de bois autochtones (entendons des Canadiens) et allochtones, les militaires et les miliciens canadiens chargés de faire le coup de feu contre les Iroquois et les Indiens renégats. L’afflux des coureurs de bois devient d’ailleurs un phénomène si important dans le dernier quart du XVIIe siècle, que Louis XIV finit par s’étonner de ne pas retrouver dans les recensements le compte des hommes qu’il a envoyés au Canada depuis la « royalisation » de sa colonie38.

En 1680, Duchesneau, qui a succédé à Talon en tant qu’intendant, estime à quelque 800 le nombre des hommes absents et dispersés comme coureurs de bois dans les quatre coins de la colonie39 —ce qui est une proportion énorme voire même la portion la plus active de la colonie si l’on considère que la Nouvelle-France ne compte pas encore 10 000 colons et manque de filles à marier40. Lui qui prétend, dans une lettre à Colbert, « exorter les habitans à élever des Sauvages », à commencer par lui pour donner l’exemple, promet d’ailleurs de renforcir la présence du roi dans les lieux éloignés de sa colonie en favorisant les unions entre Sauvages et Français « afin de rendre ce pays heureux »41. Et s’il faut en croire le compte rendu de l’explorateur Cavelier de La Salle, qui grenouille depuis des années dans la vallée du Mississipi, les Français sont tellement épris des Sauvagesses et de ce nouveau style de vie, que la plupart de ceux qui s’y trouvent n’entendent même plus revenir à Québec. Tout à fait impuissant de changer le cours de cette histoire en marche qui se vérifie tant au nord qu’au sud, Denonville écrit ainsi au Ministre :

« Mr. de la Salle a donné des concessions au fort St. Louis a plusieurs françois qui y sejournent depuis plusieurs années sans vouloir dessendre, ce qui a donné lieu a des desordres et abominations infinies. Ces gens a qui Mr. de la Salle a concedé sont tous garçons qui n’ont rien fait pour cultiver la terre. Tous les 8 jours ils epousent des Sauvagesses à la mode des Sauvages de ce pays là, qu’ils achetent des parens aux depens des marchands. Ces gens se pretendent independans et [maîtres] sur leurs concessions. »42

Ainsi donc, loin d’être un fait d’exception, comme ont tenté de le faire valoir avec beaucoup d’errance et d’étroitesse d’esprit, les abbés Ferland, Groulx et Leclerc (des prêtres catholiques d’abord il faut bien dire, des historiens ensuite), les mariages « à la mode du pays » s’inscrivent plutôt comme un fait de société que ne manquent pas de relever dans leurs mémoires, d’ailleurs, les voyageurs les plus connus de l’époque. « Les Sauvagesses aiment plus les François que les gens de leur propre Nation, note alors pour l’histoire le Baron de La Hontan, parce que ces premiers se soucient moins de conserver leur vigueur, & que d’ailleurs, ils sont assidus auprès d’une Maîtresse »43. Et l’affaire prendra du reste une telle proportion au début du XVIII, que les missionnaires Jésuites, soulagés de la politique de Colbert à l’égard des mariages mixtes, auront finalement comme directives de la Maison mère d’essayer de dissuader les Français libertins en les menaçant d’excommunication (ce qui ne réduira en rien leur ardeur à mélanger leurs humeurs séminales).

Plus subtil et plus poétique, le Père de Charlevoix, premier historien de la Nouvelle-France, parle avec une élégance très dix-huitième de… « Créoles du Canada »44 ; des gens du pays, présente-t-il encore sans évoquer toutefois la mixité des unions entre autochtones, qui « respirent en naissant un air de liberté, qui les rend fort agréables dans le commerce de la vie… »45.

Mais tous ne l’entendent pas ainsi. Dans le Québec judéo-chrétien des XIXe et XXe siècles, malheur à celui qui ose se réclamer de la mixité ethno-culturelle, un trait de caractère qui se voit pourtant sur nombre de visages de Saguenéens, une présence plus que notable qui a laissé une infinité de traces dans les dépôts d’archives et qui se retrouve dans l’expression d’une culture collée à l’âme de la forêt. L’historien Benjamin Sulte, un esprit de son temps ( !) qui retient des sources écrites que ce qui fait son affaire et qui raconte l’histoire des Canadiens français comme s’il eut été un rameau perdu du peuple élu, proclame ainsi : « à part ces alliances reconnues [entre Blancs et Indiennes] par l’Église et l’État, il devait y en avoir à la mode des Sauvages » ; mais il s’empressa de suite de préciser, pour préserver la pureté de la race canadienne-française (sic), que ces « enfants issus de ces rencontres ne pouvaient pas être Canadiens français [puisqu’ils] ont dû [sic] suivre leurs mères dans les bois, car autrement nous les retrouverions chez nous, vu que les registres disent tout ce qui s’est passé à l’égard des mariages [sic] …»46

« Ont dû » ! « Les registres disent tout » ! Voilà donc le fondement historique, suivi d’une fausseté jamais répudiée en défaveur du plus farouche défenseur de la thèse jamais éprouvée, voulant que « ce furent là les sources des métis, dont les descendants sont aujourd’hui des Sauvages. [Et qu’]au lieu d’avoir sous ce rapport emprunté au sang indigène, nous y avons plutôt mêlé le notre en pure perte. » Tout est dit ! Selon cet historien dont les œuvres firent pourtant époque : les Indiens ne sont rien et les Canadiens français qui s’y sont mêlés sont pure perte pour l’humanité. L’énormité d’une telle pensée cléricale est si démesurée, qu’on se surprend d’en voir des extraits soulagés des passages les plus gênants dans des travaux d’histoire récents47, et on comprendra qu’il n’est utile d’en référer que pour illustrer à quel point les esprits sont dérangés quand la religion et les préjugés d’une époque s’érigent en dogme pour prouver ce que l’Histoire ne saurait même prétendre à questionner.

Fidèle à cet eugénisme sectaire qui ternit une carrière exceptionnelle, Groulx, qui n’a rien d’un tendre lorsqu’il cause de la « Race » canadienne-française qu’il veut également pure et catholique, n’est guère plus nuancé que son prédécesseur. Ce qu’il écrit dans son livre fétiche, La Naissance d’une Race, n’a rien à envier aux révisionnistes allemands de son époque. Voyons plutôt : « Et cela dispose déjà de ce prétendu métissage de nos ancêtres avec les Peaux-Rouges du Canada, métissage dont la légende continue de courir en des milieux très savants où l’on s’efforce d’établir, à l’aide de ce mensonge, notre caractère de race inférieure. L’étonnant et le plus pénible pour nous c’est que la légende [véhiculée dans les livres de M. de Quatrefages48] ait obtenu et garde un si grand crédit même en France. […] Le sceau d’infamie nous a été collé au front et le mensonge a fait son chemin.49 »

Et les abbés historiens qui se commettent ainsi au Québec sont loin d’être un cas d’espèce en Amérique du Nord. Leur inspiration vient de loin, de l’autre côté du lac Supérieur. En effet, dans l’Ouest canadien, les prêtres qui suivent les Indiens et les Métis sur la piste et à la trace pour les soumettre en les évangélisant, ne sont pas en reste avec les préjugés de leur temps. Ils ne font que conforter ceux de leurs confrères de l’Est et trempent leurs goupillons dans le même bénitier du temps. De la Colombie-canadienne à l’Acadie en passant par le Québec, le discours est tout ce qu’il y a de plus unanime. Chacun nourrit à sa façon la mentalité du temps, remplit de son eau l’encrier des préjugés de la société dont il participe. En voici un, le Très Révérend Père Alexis, un Capucin de son état, une robe noire porteuse des plus beaux espoirs de ce pays, qui a décidé de « venger les Métis des calomnies et des mépris dont tant d’écrivains anglais les ont accablés » ( !). Avec une telle plaidoirie censée les rétablir dans l’esprit de la civilisation canadienne en marche, on comprendra pourquoi les Métis n’ont pas la cote et que l’affaire soit jugée chez nous, au Québec, avant d’avoir été soumise au débat :

« Il ne faudrait pas néanmoins, tomber dans l’erreur contraire et les exalter plus que de raison. Comme il advient d’ordinaire aux Sang-Mêlés, les Métis participent des deux races dont ils sont issus par leurs défauts aussi bien que par leurs qualités.

Un trop grand nombre d’entre eux sont inconstants, susceptibles, dissipateurs, amis des boissons fortes. Ils ne peuvent s’astreindre à un travail suivi, à un genre de vie monotone. Ils ont horreur de la poursuite méthodique de la fortune par la culture, le commerce et l’industrie. D’ordinaire, ils deviennent une proie facile pour le colon européen, âpre au gain et peu scrupuleux, qui a tôt fait de leur acheter leur terre pour un morceau de pain, quelques bouteilles d’eau de vie, et de les réduire à la misère. […]

Ils se sont révoltés deux fois contre les autorités fédérales qui ne tenaient pas un compte équitable de leurs griefs et qui favorisaient les émigrants à leur détriment. Ces révoltes, qui, en principe, pouvaient être légitimes, étaient pratiquement insensées et aboutirent à leur écrasement.

Maintenant, à part quelques heureuses exceptions, leur sort est plutôt misérable. Désemparés, abandonnés de tous et surtout d’eux-mêmes, ils donnent le douloureux spectacle d’une race qui tend à disparaître, prouvant à leur façon la fausseté de la doctrine du progrès continu tant prônée par les évolutionnistes modernes dont l’expérience est aussi courte que grandes sont leurs prétentions.

L’infériorité des races nègres, sauvages et métisses, par rapport aux races blanches, est une vérité proclamée depuis des siècles, que les faits authentiques de l’histoire n’infirment point. L’heure où les Noirs et les Indiens seront devenus nos égaux n’a point encore sonné. Qu’on les traite avec justice, avec charité, avec tous les égards et la protection que leur faiblesse réclame, c’est notre devoir. Mais de grâce ! qu’on évite d’en faire des arbitres politiques, d’aucune section du pays ! »
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Voilà une très « héroïque » et très « pittoresque » description des Métis du Canada ! Encore heureux que le Très Révérend Père Alexis ait été Très Révérend, Père et de surcroît de la confrérie des Frères Mineurs Capucins, et que cette belle âme se soit ainsi faite porteuse du message universel voulant que tous les êtres humains sont égaux devant Dieu et devant la loi ! Doublement heureux nous le sommes également, de voir que le Très Révérend Père ait pris un peu de son précieux temps pour nous « venger des calomnies et des mépris » des écrivains anglais. Après un tel sermon, on ne peut que s’étonner de savoir qu’il y ait encore un ou deux Métis dans ce pays pour saluer l’expression de cette plume vengeresse…

Comment ne pas s’étonner, en effet, d’une telle suite ininterrompue de dérapages ? Les Métis sont « une race inférieure ». Prétendre qu’il s’en trouve un ou deux au Québec abâtardi le peuple québécois, le souille, le place sous « le sceau de l’infamie ». Et les enfants des Canadiens français qui se sont accouplés à des Sauvagesses dans les huttes des bois sont « pure perte ». Après un tel enseignement énoncé comme une vérité de l’Évangile, devant un tel rejet et face à un tel jugement moral qui renvoie à l’hybridité animale, comment trouver alors la force de se proclamer Métis quand, à l’époque, on est né à l’ombre du clocher, quand on vit dans cette ombre dogmatique infernale sitôt sorti du bois, et qu’il est impensable de rendre son âme à son Créateur avant d’avoir été gratifié des derniers sacrements ?

Témoin des ravages persistants de cette infernale persécution identitaire et de cette insoutenable répression de l’identité ethno-culturelle métisse dont plusieurs de nous sont les dignes héritiers et les transmetteurs sacrés ; témoin, cet extrait d’une chronique (« Le Fils de l’Étoile du Matin »), que j’ai publiée en 1993 dans un livre autobiographie (Mémoire d’un Tireur de Roches), en fait bien avant que ne soit lancée la controverse de l’Approche commune. Ce cri du cœur, à cette époque un cri de douleur, se voulait, comprenons-le ainsi, celui de ma propre délivrance, celui de ma fierté de pouvoir dire enfin que je suis né métis, d’un père métis et d’une mère métisse, des parents à qui on avait appris, en ces temps de répression religieuse infernale, à croire qu’il s’agissait là d’une tare à cacher au regard des autres, un péché mortel de nos ancêtres qui s’étaient mariés « à la mode du pays » et qu’on se devait d’expier pour eux. L’extrait mérite le détour :

« D’ailleurs, nous jeunes Québécois, avions toujours à l’esprit les interminables cours d’histoire du Canada, béatement prodigués par les frères Maristes qui nous remémoraient avec émotion —pour ne pas dire avec dévotion — l’infâme massacre de Lachine (tout près de Montréal), l’incroyable sacrifice de Dollard des Ormeaux et le massacre des « saints » martyrs canadiens qui avaient généreusement payé de leur vie le fait d’avoir voulu évangéliser —quelle hypocrisie— les méchants Iroquois… alliés démoniaques de nos ennemis « naturels », les Anglais. Eh oui ! nous, premiers rejetons du baby boom, dernière production d’avant la Révolution tranquille, traînions comme un forçat traîne ses fers, les puériles croyances et surtout les injustes préjugés accumulés par trois cents ans d’assimilation et d’histoire écrite par les Blancs et, virtuellement, au seul avantage des Blancs pure laine.

Je me souviens très bien, au cours de mes premières années d’école, qu’il n’était pas de mise d’avouer sur la place publique ses origines autochtones. Surtout pour moi, qui étais de descendance française, montagnaise et écossaise [par mon père et par ma mère], mon prénom, à connotation anglophone, faisait littéralement paniquer mes instituteurs du primaire qui tentèrent tous, les uns après les autres, de le transfigurer en écrivant « Rocel » au lieu de « Russell » ; comme si le fait d’avoir un tel prénom m’enlevait tout droit à la dignité humaine.

Étant encore tout jeune, ma mère, qui ne parlait jamais de ses sauvages origines pour des raisons évidentes, m’avait même raconté que lors de mon baptême, le curé de la paroisse Sainte-Anne s’était farouchement objecté à ce choix hérétique (n’oublions pas qu’il n’y a pas de saint Russel)… »
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