dimanche, février 19, 2006

Indiens-métis ou Métis-indiens ?

«Indiens-métis ou Métis-indiens ?
Le cas de l’union McKenzie – Matchiragan,
une histoire qui illustre toutes ces autres


Bien qu’il soit assez difficile de chiffrer avec précision le nombre d’individus qui composent la société autochtone —donc métisse et indienne78— du Saguenay–Lac-Saint-Jean en 1800, nous savons à tout le moins qu’elle dépérit effectivement à vue d’oeil et qu’elle est au seuil de l’extinction.79 En 1804, David Stuart l’évalue à environ 1 000 âmes réparties entre la rivière Saint-Maurice, les Postes du Roi, la seigneurie de Mingan et la côte du Labrador. Et en 1809, ils ne sont plus que 800 qui errent sur cet immense territoire.80

Le 29 juillet 1839, le recensement de l’abbé Isidore Doucet, curé de l’Ile-Verte et missionnaire dans les Postes du Roi lors du déclenchement de la marche du peuplement au Saguenay fixe la population des postes de Chicoutimi (qui inclut alors la bande du lac Kénogami), Métabetchouan et Ashuapmushuan à 247 individus, dont 198 autochtones Indiens et Métis confondus (c’est 0,05% de la population autochtone du Bas-Canada et des Postes du Roi confondus81), et 49 gens libres et engagés : 68 à Chicoutimi, dont 46 autochtones (qui ont des noms presque exclusivement métissés), 18 gens libres et les 4 membres de la famille du commis Simon Mc Gillivray ; 84 à Métabetchouan, dont 74 autochtones (qui ont des noms majoritairement métissés), 10 gens libres et les 3 membres de la famille du commis Simon Ross ; et 82 à Ashuapmushuan, dont 78 autochtones (qui ont conservé majoritairement leurs noms montagnais), et les 4 membres de la famille du commis, le Métis Joseph Verrault (lui, sa femme, une fille et un garçon).82

Les Verrault, les St-Onge, les Ross, les Buckell et les Connaly ne sont pas seuls à s’être ainsi ajoutés aux Canadiens français des XVIIe et XVIIIe siècles. S’associent à ce groupe pour unir leurs qualités aux deux collectivités métisse et indienne du Saguenay–Lac-Saint-Jean–Côte-Nord, notamment, par ordre alphabétique : les Cleary, les Kurtness, les Mc-Enzie, les McLeod, les McNicoll, les Murdock, les Robertson et les Villeneuve. Pour une raison ou pour une autre méritant d’être questionnées par les historiens, ces familles se sont éparpillées, au hasard de l’histoire, dans les quatre coins des Postes du Roi pour s’associer soit à la branche ethno-culturelle métisse soit à la branche ethno-culturelle indienne dont elles constituent aujourd’hui autant de rameaux de ces deux nations.

Pour illustrer cette particularité de la marche du peuplement des deux groupes autochtones de la Boréalie, citons le cas des quatre enfants issus du mariage de James McKenzie* et de la Montagnaise Adélaïde Matchiragan, elle-même une descendante d’Antoine Lavaltrie. De cette union faite, « à la mode du pays », naquirent ainsi quatre enfants —évidemment métis : Adélaïde, qui maria le Métis Michel Bacon ; Alexandrienne83, qui unit sa destinée à celle de François Maltais ; Grégoire, qui maria une certaine Adélaïde, le prénom était populaire à l’époque ; et Georges, qui en fit autant avec la Métisse Gémina Blackburn.

Ces quatre enfants furent donc éduqués sur la piste comme on dit en Amérique du Nord pour parler de la frontière de l’arrière-pays. Ils durent chasser, pêcher et trapper pour survivre, s’adapter aux nouvelles manières de faire, progresser ; ils connurent les rites de passage tant indiens qu’euro-canadiens jusqu’à leur majorité ; ils participèrent aux industries définies autour de l’économie de traite (une économie apportée par les Européens mais alimentée à la base par les enfants des bois) ; et ils partirent essaimer dans les quatre coins des Postes du Roi. Les quatre enfants issus de ce lit honoré à « la mode du pays », entamèrent donc leur vie d’adultes avec un même bagage ethno-culturel de nature euro-amérindienne, mais connurent une existence différente, une existence évidemment conditionnée par leurs propres choix de vie et par les particularités de leurs unions respectives.

D’une part, Adélaïde et Grégoire, chacun en leur temps, embarquèrent dans leurs canots d’écorce avec leur conjoint (e) respectif (ve), et allèrent grossir les rangs de la collectivité indienne-métisse de la Côte-Nord qui était alors soudée autour de la mission de Betsiamites ; leur intégration fut si naturellement établie, que le fils du couple McKenzie-Bacon, Moïse, devint même chef de Betsiamites et participa à la révolte de 1885 qui marquait le début d’un nouveau rapport de forces entre le Canada et les indiens-métis de la Côte-Nord84. D’autre part, Alexandrienne et Georges suivirent une voix ethno-culturelle apparentée mais différente, puisqu’ils furent amenés à participer, à leur façon, au mouvement de colonisation du Saguenay–Lac-Saint-Jean initié en 1838 par la fameuse Société des Vint et un : Alexandrienne suivit son mari à Chicoutimi qui choisit de s’installer dans les environs des Terres-Rompues pour donner naissance à deux clans métis, celui des Maltais et celui des Tremblay Kessy ; alors que Georges, pour une raison et pour une autre qui le concernent en propre, fit sa vie à Québec où il mit au monde au moins un fils (nommé également Georges) qui migra avec sa femme (Lumina Sheehy) à Roberval, pour vivre sa vie dans l’aire culturelle de la réserve indienne de Pointe-Bleue et du village de Roberval.

Ainsi donc, une famille métisse placée devant la lentille de l’histoire qui n’a pas fini de s’écrire, celle du couple James McKenzie - Adélaïde Matchiragan. Mais des enfants appelés, par l’histoire et le hasard, à suivre deux parcours socio-historiques différents : l’un indien-métis, l’autre métis-indien, ce qui est de l’ordre naturel des choses quand on comprend et accepte le fait que c’est là une manière d’accomplissement naturel de toute société humaine en marche, d’une société qui s’adapte, change, évolue, s’accomplit. Placée dans un tout autre contexte, l’histoire de cette famille euro-autochtone pourrait s’avérer exceptionnelle. Mais placée dans le contexte particulier de la Boréalie québécoise d’alors, elle relève de la nature des hommes et des femmes qui la peuplent, de l’environnement naturel et de la géographie qui les soumettent, et de la culture qui en découle. En fait, cette histoire, c’est un peu celle des Peltier, des Lavaltrie, des Bacon, des Ross, des Murdock, des Villeneuve et des McLeod pour n’en nommer qu’un échantillonnage. Et la conclusion à cette histoire en rappelle une autre, tenue en 1995 dans Le dernier des Montagnais :

« Il y a de cela un demi-millénaire déjà, un continent nouveau, jusque-là maintenu dans l’état le plus primitif qui soit, quittait la nuit des temps pour faire son entrée dans la grande Histoire. Dès les premiers contacts établis entre les deux Mondes, des alliances militaires furent conclues pour le profit de tous, des promesses furent proférées de part et d’autres, des échanges commerciaux et culturels soudèrent l’interdépendance des peuples en présence et une culture nouvelle s’imposa d’elle-même en empruntant le sillon tout tracé de la marche de l’Humanité. À partir de ces premiers instants qui lièrent les uns aux autres, plus rien ne devait être comme avant. Plus rien n’allait jamais être comme avant… »85

Aucun commentaire: